Le dessin de forme

une introduction au geste créatif

L’enseignement du dessin de formes est une des spécificités de l’école Waldorf. Cette matière qui est apportée dès la première classe, est poursuivie jusqu’aux classes de collège. Quelle est la nature de cette discipline et quelle contribution apporte-t-elle dans le développement de l’enfant ?


Commençons par la nature de ce cours. Que ce soit sur les murs des cavernes ou sur du papier, depuis toujours les hommes dessinent le monde qui les entoure. Mais le dessin représentatif n’est pas le seul mode d’expression utilisé. Il existe d’autres formes de dessins d’apparence plus abstraits que l’on retrouve par exemple chez les Celtes. Ce peuple qui n’écrivait pas, dessinait beaucoup, sculptait dans la pierre et imprimait dans des métaux précieux des formes d’un dynamisme étonnant. Il maîtrisait au plus haut point les métamorphoses de formes qui évoluent par degrés successifs. Cette évolution est due à un ou plusieurs mouvements qui les traversent. Ces derniers agissent de haut en bas ou de bas en haut, de droite à gauche ou inversement, voire tous les quatre en même temps et transforment une figure initialement simple comme un cercle en une autre figure qui peut être d’une grande complexité. Le décryptage des formes celtes montre la relation entre la forme aboutie et le mouvement ou les mouvements qui la traversent. Ces mouvements sont à la forme ce que l’intentionnalité est aux actions que nous entreprenons, ils les précèdent.

Les enfants eux aussi sont fortement liés au mouvement et ceux qui les fréquentent savent à quel point le contrôle de la motricité est un domaine délicat qui demande beaucoup d’attention de la part des éducateurs. Pourtant, l’enfant s’implique énormément dans cette maîtrise. Il s’exerce depuis son plus jeune âge à contrôler des gestes fondamentaux comme se redresser, s’asseoir, marcher, prendre, poser etc. Une fois ceux-ci acquis, il continue sans relâche -notamment à travers le jeu- à apprendre à contrôler de plus en plus finement ses capacités motrices.

Lorsqu’il est en âge d’aller à l’école, il a déjà un long parcours d’auto-éducation derrière lui mais cela ne lui suffit pas. Il attend maintenant, que l’adulte prenne le relais et l’aide à dépasser le stade du contrôle du mouvement utilitaire maîtrisé pour entrer dans un nouveau domaine : le geste créatif, porté par une motivation artistique.

C’est à ce moment de la scolarité qu’interviennent dès la première classe, des apprentissages qui ont tous pour objectif de répondre à cette demande : le tricot, les travaux manuels, la peinture, le modelage, l’eurythmie et le dessin de formes.

Savoir tracer une droite, une courbe, n’est pas une chose simple lorsqu’on regarde ces formes du point de vue du mouvement qui les génère. Tracer une droite, n’est pas tracer un segment de droite. La droite naît de l’infini, se matérialise et retourne à l’infini. Une droite n’est vivante que lorsqu’elle vibre entre ces deux pôles. De fait, le mouvement qui la fait naître doit aussi prendre sa source dans l’infini, en amont de la forme et se poursuivre en aval.

À l’opposé, l’intention qui préside à la naissance d’une courbe est d’une toute autre nature. Une courbe ne traverse pas l’espace avec la fulgurance d’un rayon de lumière elle le parcourt sur un tout autre mode. Elle ne prend pas sa source dans l’infini, mais dans une périphérie proche de l’individu qui la trace et parcourt un chemin sinueux qui laisse à celui qui le suit la liberté de visiter l’espace d’une toute autre manière. Là où le geste de la droite vibre d’un infini à l’autre celui de la courbe explore l’espace qui tend vers le fini. Ces deux dimensions de la droite et de la courbe, vivent dans la stature humaine. Un corps humain, n’est que droites et courbes. La droite qui traverse sa stature relie le centre de la terre aux étoiles et les courbes vivantes des organes qui pulsent dans les formes de son cœur, de ses poumons, de ses intestins suivent des méandres qui explorent d’autres dimensions de l’espace.

La droite et la courbe qui sont les pierres de fondation du dessin de formes, ne sont pas des inventions, mais des réalités qui vivent dans le monde. La base d’un cumulus en développement est plate, alors que sa partie bourgeonnante est composée d’une multitude de courbes. Dans un premier temps, il s’agit d’amener les enfants à reconnaître ces deux éléments fondateurs du dessin, puis d’éduquer leur capacité à les générer. C’est l’objectif du cours de dessin de formes.

Pour maîtriser le tracé d’une figure, il faut d’abord l’observer attentivement. C’est le rôle du professeur que de conduire l’enfant à la contempler avec attention. Ensuite, il faut faire naître un sentiment pour sa qualité intérieure. Une courbe peut être paresseuse, ou dynamique, agressive ou pacifique. Une fois la qualité découverte, on peut exercer le mouvement qui mène au tracé sur la base d’un sentiment porteur. On comprendra facilement qu’un musicien qui joue du Mozart devra changer d’ambiance intérieure avant d’attaquer une pièce de Rachmaninov… Chaque forme est porteuse d’une ambiance, elle raconte une histoire qui est la sienne et c’est à partir de ces connaissances que naît le mouvement juste.

Plus le mouvement artistique est développé, plus il devient possible d’entrer dans des finesses qui exigent de l’enfant une maîtrise toujours plus grande de sa motricité fine. Après les formes simples, la symétrie verticale ou horizontale fait son apparition, puis la double symétrie. Les métamorphoses de formes font aussi partie des exercices les plus formateurs pour les enfants, car ils peuvent alors devenir non seulement les exécutants, mais aussi les créateurs de leurs propres formes. Ajoutons encore que le dessin de formes favorise l’apprentissage de l’écriture car celui qui maîtrise l’exécution de frises celtes ou grecques éprouve peu de difficultés à entrer dans la plasticité de l’écriture cursive, voire dans les exercices calligraphiques qui constituent en eux-mêmes un excellent prolongement du cours de dessin de formes.

N’oublions pas une chose importante. Plus l’enfant est jeune et moins il peut s’appuyer sur sa mémoire biographique pour appréhender son identité. De fait, c’est ce qu’il est capable de réaliser, de produire qui le valorise à ses propres yeux, qui l’aide à édifier intérieurement une image de sa propre identité. Il est donc important qu’il puisse à son niveau, agir dans le monde, le transformer le plus consciemment possible et se mettre ensuite face à ses propres réalisations. Le dessin de formes lui donne cette occasion au même titre que les cours de peinture, de tricot, de modelage, d’eurythmie déjà cités qui chacun à leur manière favorisent l’émergence d’une maîtrise du geste sans laquelle l’enfant ne saurait prendre sa juste place dans la société.

Philippe Perennes, professeur à l’école Mathias Grünewald